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Leo Belmonte Stockholm art textile hongrois Godollo

French traduction of an article titled "Leo Belmonte det stockholmska "underbarnet", som förberedt den ungerska textilkonstens renässans" publié dans le no 158 du 14 juin 1914 du "Svenska Dagbladet, Stockholmsupplaga".

 

Léo Belmonte, « l’enfant prodige » de Stockholm, précurseur pour la renaissance de l’art textile hongrois

Visite au foyer de l’artiste suédois à Gödöllö.

Exposition prévue à l’automne à Stockholm.

 

Par le correspondant hongrois du "Svenska Dagbladet" du 14 juin 1914

 

           À quelques kilomètres de Budapest, on trouve la petite ville paisible de Gödöllö. Il y a quelques décennies, cette ville était encore pleine de vie. Dans les bois, les chiens aboyaient et les coups de fusils résonnaient, les invités royaux en vestes rouges chassaient entre les arbres. Tout cela est fini maintenant. Les portails du superbe parc royal sont désormais ouverts au grand public, les volets verts sont fermés devant les fenêtres du pavillon de chasse et la banderole royale ne flotte plus au gré du vent. Une statue de la reine Elizabeth rêve en solitude sous les grands tilleuls, le seul souvenir des jours de suprématie de Gödöllö lorsque la reine s’y rendait souvent.

           Pourtant, Gödöllö n’est pas dénué de tout intérêt. Un groupe d’artistes hongrois y a établi une petite colonie que l’artiste suédois, Léo Belmonte a rejointe, il y a quelques années.  

           Je me suis rendu à Gödöllö par un dimanche après-midi clair et printanier. Je traverse le parc où les jeunes paysannes se promènent, vêtues de robes ballottantes de toutes les couleurs qui tournent et oscillent à chaque pas. J’entends des cris et rires d’enfants derrière chaque buisson. Dans les rues silencieuses de la ville, les maisons semblent mortes, les volets fermés contre le soleil et les regards des curieux, mais ci et là, je guette par l’ouverture d’un portail l’idylle familiale d’un jardin rempli d’abricotiers en fleurs, de saules pleureurs verts et d’arbustes d’un jaune vif. Les petits restaurants commencent à sortir les chaises sur le trottoir entre les petits buissons et les membres les plus âgés de la famille s’adonnent eux aussi aux rayons de soleil, assis sur les marches des maisons avec leurs petits-enfants aux yeux noirs sur les genoux et des longues pipes à la bouche.

           Deux petits bambins bruns se faufilent devant moi et je leur demande s’ils connaissent Monsieur Belmonte. Ils s’empressent de répondre : « Mais, bien sûr nous le connaissons. Il habite juste à côté de chez nous. D’ailleurs, c’est la maison la plus jolie de toute la rue. Et Yvette, sa fille, joue avec nous. Et elle parle le hongrois de manière tout à fait ravissante ».

Pendant que nous marchons dans la rue, ils me racontent que la famille Belmonte doit déménager à l’automne. « Et quand est-ce qu’on va alors revoir une automobile à Erdo utca (rue des Bois) » soupirent-ils. Entre temps, nous sommes arrivés à destination et mon petit guide m’invite à traverser un portillon rouge d’où je vois la villa. J’avance entre les arbres qui bourgeonnent, vers la maison, une villa de style romain, construite en terrasses avec un toit plat muni de pergolas encore démunies de végétation. Je sonne à la porte et une petite fille brune, Yvette de toute évidence, l’ouvre pour m’annoncer que son papa m’attend. J’entre dans un salon joliment décoré avec des exemples de l’artisanat hongrois où je trouve l’artiste Belmonte et son épouse. L’artiste, un jeune homme dont le visage porte une expression un peu mélancolique et introvertie – seuls ses yeux brillants et vifs rappellent le portraitiste – vient à ma rencontre pour me souhaiter la bienvenue en suédois et son épouse, née parisienne, me reçoit cordialement à la vraie façon française. Je préfère peut-être monter ? L’étage supérieur est occupé par des métiers à tisser géants, vides ou avec des travaux en cours. Les murs sont tapissés de croquis et d’esquisses. L’un des métiers porte un gobelin presque fini : la sorcière Circé dans un pré vert près de la baguette magique entre ses mains tendues. Deux chats d’allure perfide se glissent autour de ses pieds et en arrière-fond, on voit la mer et le bateau d’Ulysse. Les couleurs du gobelin entier sont en bleu-gris ou vert feutré, seuls les yeux jaunes des chats brillent d’une lueur hideuse et sinistre dans la brume de mer. « Voilà mon atelier. Je passe 10 à 11 heures par jour au métier où je peux observer comment les fils de laine et de soie se composent graduellement en une image ». Léo Belmonte s’assoit pour me montrer de manière calme et peu démonstrative, son grand art de distinction. Je n’ai vu le tissage de gobelins qu’en miniature et pour moi, ces métiers sont des équipements extrêmement compliqués. Le cadre, qui s’étend entre le sol et le plafond, est fixé entre des ensouples épaisses, les différentes lisses sont tenues en place par des bâtons en verre et du métier se balancent d’innombrables, 4 à 500, me dit Belmonte, bobines de toutes les nuances de la gamme de couleurs. Sur ces broches, comme on les appelle en langage technique, les fils sont presque sans exception pelotés en deux couleurs aux nuances différentes. Ceci rend le jeu des couleurs tellement plus riche et délicat. Léo Belmonte raconte qu’il teint lui-même ses fils selon les méthodes utilisées par les créateurs de gobelins français et il peut ainsi régner sans partage sur ses matériaux de tissage. Je comprends à tel point cet art est difficile lorsqu’il me montre comment les couleurs doivent s’amalgamer délicatement. Ici, les problèmes sont tout aussi grands que dans l’art de la peinture : et le tisserand du gobelin ne devient-il pas le créateur véritable plutôt que celui qui a simplement dessiné le modèle schématique ? Léo Belmonte ne dessine pas ses gobelins, les tisse selon les esquisses par les artistes hongrois Körösföi et Nagy.

           Pourquoi je me suis installé ici ? Et depuis quand travaille-je avec les gobelins ? Belmonte reprend mes questions. « Ah, c’est une histoire toute simple. Enfant, à Stockholm, j’ai très tôt commencé à dessiner et à peindre. En plus, j’étais un enfant prodige et me voilà tisserand simple et ordinaire ».

           Belmonte s’avance vers son bureau pour prendre une ancienne coupure de journal de 1890. Sur le petit bout de papier jauni, je peux lire entre autres : « Tout à fait par hasard, nous avons « découvert » un tel « enfant prodige », le fils d’un homme d’affaires résidant dans cette ville. Le jeune garçon n’a que 14 ans et ne doit pas avoir un très long chemin devant lui avant de devenir artiste. Son père lui a offert, il y a 18 mois, un coffret contenant un nécessaire de peinture et il commençait tout de suite de copier les tableaux dans la maison. A l’époque, il n’avait pratiquement pas de notions techniques mais possédait un talent naturel. Plus tard, il est devenu l’élève d’un de nos meilleurs peintres qui n’a pas eu besoin de beaucoup le guider. Le jeune homme a le plus souvent trouvé par lui-même la solution aux problèmes techniques. Nous avons vu l’un de ses autoportraits qui est tout à fait remarquable et qui aurait pu être fait par un peintre beaucoup plus expérimenté. Son utilisation des couleurs est résolue, son dessin décidé, la ressemblance frappante et la position aisée. Tout ceci est la preuve d’un réel effort d’études et d’un goût sûr. Sa production est remarquable et il nous semble phénoménal qu’un enfant soit capable de reproduire des ressemblances aussi frappantes, etc... » 

        Belmonte reprend la parole : « Mon professeur à Stockholm était Jungstedt. A 17 ans, je suis allé à Paris où j’étais l’élève de Julian. Au bout de quelques années, je suis retourné à Stockholm et j’y ai fait une exposition. Mais mon grand tableau « Vénus et modèle » a suscité une grande indignation chez certains. Oh, j’étais jeune et j’ai voulu créer quelque chose de grandiose, d’original. En voilà une photographie. Au lieu d’une statue de Vénus, un modèle nu dans exactement la même position – une tentative joyeuse d’exposer la différence entre le marbre mort et la vie palpitante du corps, ce qui est bien rendu par la reproduction. Le motif ressemble un peu à Dantans Afgjutning [?] d'après modèle vivant, qui d’ailleurs a été censuré par la police des mœurs à Berlin ».

           « Ce petit incident », reprend Belmonte de sa manière timide et sympathique, « a jeté un peu d’ombre sur mon exposition à Stockholm. Je suis retourné à Paris, mais avant cela, j’ai fait une exposition à Copenhague » - et il me montre quelques coupures des journaux « Politiken », « Dannebrog » et autres qui tous chantent les louanges du jeune peintre et ses portraits forts et caractéristiques, leur attitude noble et fine. – « De retour à Paris, j’ai pris goût pour l’art textile et j’ai appris à tisser des gobelins chez Edouard Dulac. J’ai alors fait la connaissance de l’artiste hongrois Alexander Nagy. Lorsque l’Association de l’Industrie Artisanale hongroise a établi son école de tissage d’art à Gödöllö, j’y ai été convoqué par son intermédiaire ». Là, il est devenu – sans le dire lui-même, loin de là, mais c’est là un fait établi – l’âme de la nouvelle école avec autour de lui un groupe d’élèves talentueux et prospères, qui eux aussi se sont fait un nom dans [? illisible] : Le Pouvoir et la Volonté de faire du Bien. Les bateaux couleur de rouille aux bandes épaisses en jaune-blanc et festons en bleu-noir se dessinent contre la mer écumeuse en gris-vert très stylisée et du ciel d’orage en violet pâle avec les nuages blancs et flottants. Dans la bordure qui entoure le gobelin entier, pendule une algue entre chaque feuille de laquelle se tressent des étoiles de mer, des coquillages ingénieusement tortillés, des moules, des poissons et toutes les créatures sous-marines.

           Belmonte me fait voir encore d’autres gobelins: Cassandra, la voyante troyenne qui – parmi les Troyens en fuite – prédit « le jour où tombera l’Ilion sacré ». Sakuntala où nous marchons avec les jeunes filles de l’Inde dans les prés verts où poussent les fleurs de tapioca sur leurs tiges longues. Un autre, aux couleurs resplendissantes, représente Attila de retour de la chasse ; en arrière-fond un palais ressemblant à un temple chinois entre des peupliers sveltes et châtaigniers lumineux. Devant, la compagnie de chasse avec les clairons et serviteurs autour du personnage étrange d’Attila comme figure centrale. Toutes ces œuvres seront certainement d’un grand intérêt pour des enfants – à part la petite Yvette, Belmonte a un fils de 9 ans – lorsqu’ils seront plus grands ». « Leur mère voudrait tellement qu’ils grandissent en France et nous allons donc nous installer à Paris. Ne pensez pas que je me suis éloigné d’un tel point que j’oublie la Suède. Ce gobelin de Circé, je voudrais d’abord l’exposer à Stockholm, peut-être déjà cet automne. Et l’on ne sait jamais ce qui se passera. De toutes manières, je reste citoyen suédois. Je viens de renouveler ma carte de nationalité suédoise ». 

          En descendant de l’atelier, nous visitons une petite chambre ravissante, toute en blanc, la chambre des enfants. Les murs sont, ici aussi, décorés de gobelins en style légendaire et l’on y trouve la collection la plus charmante de jouets artistiques qu’un enfant puisse souhaiter. Toutes sortes de figures et d’animaux en bois ou en argile, ce sont des cadeaux offerts à Belmonte par ses amis artistes. Madame Belmonte nous attend dans le joli salon devant une table appétissante. Pendant que nous buvons le thé, Belmonte me montre quelques-uns de ses portraits et je ne peux m’empêcher de regretter le fait qu’un artiste aussi talentueux et important ait quitté sa palette et ses pinceaux pour oublier totalement la peinture. Mais lorsque je pense aux œuvres magnifiques que j’ai vues dans l’atelier à l’étage, je comprends à tel point l’art textile hongrois peut s’estimer heureux d’avoir un maître d’art si dévoué à son service.  

           Le temps passe pendant que nous parlons et le soleil tombe déjà. Mon hôte, d’une amabilité exquise, me conduit lentement entre les arbres dans sa voiture grise, avec laquelle lui et sa famille ont visité tous les coins de Hongrie. Au tournant de la rue, je regarde la jolie villa jaune dans les rayons du soleil couchant et je dois penser aux caprices de la vie, laissant « l’enfant prodige » - qui, il y a une vingtaine d’années, s’amusait avec pinceau et couleurs dans sa chambre d’enfant à Stockholm – ici comme précurseur pour la renaissance de l’art textile hongrois. Un homme, qui en délaissant sa propre renommé de peintre, dans sa calme demeure, se dévoue à la création pour le monde d’œuvres d’une nouvelle beauté. Cela ne rappelle-t-il pas les artistes anonymes du Moyen-Âge ?

 

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